EXPEDITION DANS LE MONDE ENTIER - PROCHAINE REMISE EN POSTE LE LUNDI 13 MAI 2024

Au magasin avec Antonio, 36 ans, à la croisée des chemins du sommeil sur un terrain accidenté…

PAR janick constant

43 year old man in his office making a self portrait with photo camera.

Antonio sort d’une énième séance d’ostéopathie. Il est passé au travers du pare-brise d’une voiture il y a 7 ans. Son dos n’est que douleur de haut en bas. Comment trouver le repos du corps ?

Antonio est argentin et ne parle que quelques mots de français. Il est venu accompagné de son amie pour se faire comprendre, mais en réalité, le corps parle et nous nous entendons lui et moi en manipulant les oreillers, sujet éminemment tactile, sur lequel l’essayage allongé et l’instinct animal vont être déterminants.

La solution parfaite est déjà connue, évidente, à portée de sa main, là sur la table tout à côté où nous disposons en arc de cercle toute notre collection des possibles, notre boite à outils, mais laissons-le nous expliquer d’abord son contexte.

Le contexte d’Antonio

Les douleurs de dos, de cervicales et d’épaules n’ont plus jamais cessé depuis l’accident. Il faut vivre avec, tous les jours, toutes les nuits, les antalgiques ne règlent pas tout, tous ceux qui sont passés par là, que ce soit le parebrise ou autre chose, le savent bien. Très vite, la position ventrale s’est installée dans la vie d’Antonio comme une évidence naturelle et inconsciente.

Il ne se pose pas la question de savoir si elle s’impose à lui ou s’il aime ça, peu importe, le rituel s’est rôdé, le décor est planté pour longtemps en une forme d’accommodement (« accord ou compromis à l’amiable » nous dit le dictionnaire).
Quand vous êtes allongé sur le ventre, par définition, vous n’avez plus aucun point de contact entre votre matelas et votre dos, pas davantage avec les épaules, et c’est autant de points de pressions douloureux en moins pour Antonio, véritable souffre-douleurs d’1m74 pour 65 petits kilos, pas bien épais en chair pour amortir aucun de ses os endoloris en position couchée.

Le matelas n’aidera pas…

Il y a quelques mois, il a cassé sa tirelire pour s’acheter un matelas ressorts + mousse à mémoire de forme dans une chaine de magasins de literie spécialiste des affiches 4 par 3 et des énormes prix barrés, dépense inconsidérée de 800 euros pour un matelas déjà totalement avachi au niveau de la couche supérieure dite « sans pression et résiliente ». Aucun recours possible semble t’il, la vente est faite et la messe est dite.

Le prix barré était assez élevé pour attirer l’œil et la convoitise, le prix remisé assez bas pour faire le reste, même s’il est aussi bidon que le premier. L’oreiller assorti était donné en cadeau pour emporter la décision à coup sûr, ergonomique et mou, notre ami tâche depuis de s’en accommoder pour dormir dans la position de sommeil ventrale qui est la seule qu’il lui reste, à ce qu’il croit… ce qu’il ne sait pas encore, et il faut lui faire comprendre, c’est que la position ventrale n’est pas une fatalité pour lui, et que la mollesse de sa couche est son pire ennemi.

Dormir sur le ventre, ou pas…

Il y a bien trois raisons qui font que quelqu’un dort sur le ventre et s’est installé dans cet état souvent en condition sine qua non pour réussir à s’endormir : parce qu’on l’a placé ainsi dès son premier âge (les anciens s’en souviennent, c’était la règle prescrite), ou bien encore parce qu’il s’en trouvait bien dans sa jeunesse (sensualité du contact de son corps sur le matelas, réconfort…), et enfin la troisième raison qui est celle d’Antonio : impossible de dormir autrement sinon que se livrer en pâture au supplice des pressions là où ça fait mal.

Son cou est assez développé, l’épaule bien creusée, la tête haute… il est loin d’une carrure athlétique, n’empêche qu’il a besoin d’une masse d’oreiller importante et à coup sûr d’un carré 60×60 cm, car mettez-lui un rectangulaire 50×70 et vous voyez tout de suite qu’il va manquer un morceau à l’arrière pour soutenir son corps et assurer tout l’ancrage de stabilité qu’il réclame.

Suivre Antonio, ou le contrarier…

A ce stade, nous sommes au pied du mur, et si je le laisse faire, il va prendre avec confiance mon modèle en duvet d’oie ultra-moelleux et s’installer de tout son long sur le ventre, les bras autour, comme il fait depuis des années.

C’est aller dans son sens, certes, qu’il croit à tout prendre bon pour lui par fatalité et résignation, et pour moi faire la vente d’un des modèles les plus onéreux de ma collection…« et quoi ? » comme avaient manière d’interpeller les philosophes de l’Antiquité…

Il a bien essayé ce duvet qui lui tend les bras dans notre centre d’essai mais pas tout de suite, car je lui ai préparé avant cela un sarrasin assez bien garni et je lui ai demandé de s’en accommoder sur notre lit d’essayage. Il ne s’attendait pas à ça, qu’un commerçant lui mette en mains avec détermination ce qui ne lui ressemble pas du tout a priori, ce qu’il n’a jamais envisagé, d’abord parce qu’il n’en a jamais entendu parler…

Vendre autrement

Si un commerçant voulait bien cesser de flatter en permanence son client pour s’engager dans une approche experte dont la finalité ne serait pas forcément de conclure une vente facile et lucrative à tout prix, mais d’entreprendre avec autrui une réflexion ouverte et de plus long terme ?

L’oreiller en balles de sarrasin 60×60 cm que j’ai préparé spécialement pour Antonio et disposé sur le lit pèse près de 5 kg. Sa hauteur au bombé avoisine les 13 cm mais la masse de garnissage reste suffisamment mobile, malléable, en un mot ajustable à loisir, sans pour autant jamais générer aucun creux préjudiciable.

L’essai commence…

Il ne peut l’exprimer en français mais Antonio a compris tout de suite en prenant l’oreiller de sarrasin dans ses mains. Notre ami s’engage sur le ventre, à peine, et comprend vite que c’est peine perdue, trop haut, trop dense, pas compressible à souhait pour s’en accommoder.

Il bascule aussitôt et spontanément en position de côté, je lui fais bien rentrer le corps en avant dans l’oreiller sans commettre l’erreur d’écraser le bord avec la tête d’épaule. Évidemment il ne pouvait avoir pris cette habitude en dormant sur le ventre puisqu’il lui fallait alors monter tout le haut du corps pour comprimer et plaquer au plus bas son vilain oreiller en mousse.

Adaptation stratégique du garnissage

Le rembourrage proposé est assez conséquent et rend pour lui toute opération de calage avec la main superflue. Le corps peut se détendre et les bras n’ont pas de rôle technique à jouer, ni de compensation instinctive d’un manque quelconque à entreprendre, ni même de ratissage du contenu à engager, si ce n’est de trouver un nouveau positionnement fondé sur la détente, et rien qu’elle.

La position est parfaite, la colonne vertébrale à l’horizontale d’un bout à l’autre, et l’épaule, compensée en plein sans mollesse, au millimètre, peut arrêter de souffrir sous la pression du poids de corps qu’elle supporte. Si vous calez la tête en hauteur (sa tête pèse 6 kg), c’est 6 kg en moins qui ne reposent pas sur toute l’épaule. Posez sur votre épaule un pack de 6 bouteilles de lait et vous comprendrez.

L’oreiller doit nous aider à supporter notre corps

Répartir les forces, équilibrer les pressions, ni plus ni moins que ce qu’on fait en architecture, dans le bâtiment, le génie civil, les ponts et chaussées…
La position de côté fonctionne, Antonio en a compris tout l’enjeu et s’y attarde avec concentration pour ne pas dire gravité, tant ce moment de révélation est important pour lui. De lui-même il poussera plus loin ensuite en se plaçant sur le dos, son immense talon d’Achille. Là il comprendra tout seul deux choses : que l’oreiller de sarrasin l’y autorise en toute sécurité de maintien, et que mon matelas est meilleur que le sien.

Fuir l’effet d’absorption

La mousse à mémoire de forme, en agissant par absorption, est son pire ennemi, tant en oreiller qu’en matelas. C’est la tonicité point par point qui soulage, l’effet ressort, certains diront la planche à clous, mais c’est une caricature qui en dit long.

Antonio, intelligent et attentif, me demandera pour essayer un compromis végétal plus fin et plus fluide, ainsi il testera en troisième et dernier modèle notre oreiller de millet. Là il réalise que le dérobé naturel de la masse qu’il y ressent très vite est contre-productif pour lui.

La fuite naturelle du moindre centilitre de balle de millet fait obstacle à son relâchement musculaire, à son sentiment de sécurité dans l’oreiller, la notion que j’appelle « effet dérobé ».

Oreiller, problématique universelle

La balle de sarrasin, issue agricole économique et millénaire, le sauvera du pire de ce que la société industrielle lui avait promis comme une avancée sans égal. La perspective est belle pour Antonio en cette fin d’année, et je mesure l’immense tâche à entreprendre pour équiper chacun à travers le monde à la hauteur de ses besoins personnels, à travers le langage universel de l’oreiller qui nous rend si proches alors que nous sommes si différents…

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