Janick Constant répond aux questions de François Varlet, journaliste indépendant, qui observe la démarche de Mille Oreillers depuis ses débuts.
F.V. : quand on lit vos consultations d’oreillers sur votre site web, et quand je vois le nombre de personnes que vous recevez ici pour des conseils en oreillers, on se demande pourquoi les magasins de literie ne font pas la même chose un peu partout, a priori ?
J.C. : bonne question, je n’ai jamais compris, ou plutôt j’ai peur de comprendre et de perdre encore quelque illusion… nous sommes très peu sollicités pour fournir en oreillers tous ces magasins, ils n’ont pratiquement aucun des modèles d’oreillers de notre éventail, sous quelque origine que ce soit, je pense que ça ne les intéresse pas. L’oreiller dans le grand commerce est toujours considéré comme un accessoire, ce qui prime c’est la vente d’un matelas, d’ailleurs les oreillers sont souvent offerts en cadeaux lors d’une belle vente d’une literie, peu importe en quoi ils sont faits.
F.V. : ces chaines ne s’intéressent vraiment pas à votre travail de fabricant ?
J.C. : indirectement sans doute, j’observe que ce sont des gens qui sont très préoccupés par ce qu’ils appellent la scénarisation de l’espace de vente, ils ne s’en cachent pas quand l’un d’eux m’appelle, il leur faut de grandes publicités, des marques connues, des produits technologiques, incontestables, faciles à vendre, au discours fort, avec des marges importantes, ils trouvent ça chez leurs fournisseurs de matelas, dont ils sont très dépendants, pour ne pas dire concessionnaires, un peu comme un café qui propose certaines bières à la pression et pas d’autres, sous contrat, et c’est le brasseur qui fournit les parasols, l’enseigne, les sous-bocks, les sets de table et je ne sais quoi encore !
F.V. : comment se distingue finalement votre travail ?
J.C. : Notre travail est très différent, nous partons ici du principe que nous n’avons rien à vendre, aucun objectif commercial sur la journée comme on peut en avoir un dans un commerce de literie, avec des vendeurs… nous sommes fabricant, artisan, tous occupés ensemble dans l’atelier à façonner des oreillers pour toutes sortes de gens, et quand quelqu’un nous rend visite pour des conseils, il devient un partenaire supplémentaire de notre réflexion, un allié forcément, une sorte de collaborateur associé à une cause commune qui se dessine petit à petit, faire du bon travail et rendre service aux autres, où qu’ils soient, ici, dans la région, aux Émirats, aux États-Unis, nous envoyons des oreillers sur-mesure un peu partout, là où les gens vivent et ont besoin de récupérer la nuit, dans les maisons, les hôtels, les ambassades, les palais… nous sommes tous à même enseigne confrontés à un sujet universel !
F.V. : c’est trop compliqué dans un commerce de faire du « sur-mesure » ?
J.C. : Çà demande du choix, du temps à passer et beaucoup de connaissances. Préconiser un oreiller à tel ou tel est un acte terriblement sérieux et responsable, il me semble. Dans notre monde occidental, l’oreiller a pris une très grande importance. Nous sommes tous hyper-sollicités dans la journée, par la pression, le stress, le télétravail sur un écran ridiculement petit, les informations de toutes sortes qui tombent de tous côtés, et la mutation tellement rapide de notre environnement. Si vous ne récupérez pas correctement la nuit, vous devenez un zombie et vous n’êtes pas en capacité d’encaisser ce qui vous attend le lendemain et les jours d’après.
L’oreiller, c’est le doudou de l’enfance poursuivi d’une autre manière. Nous voyons bien l’enjeu manifesté par les personnes qui nous consultent. Chacun vient ici nous demander, à Roubaix, un objet calibré, façonné à ses besoins, qui tient plus a priori de la cale de soutien personnalisée que d’un ours en peluche tout mignon, mais c’est bien un tout dont il s’agit. Nous nous méfions de nous-mêmes pour aborder la nuit qui arrive, comme si nous parlions à quelqu’un d’autre en lui disant : « tu as intérêt à dormir parce que moi je dois assurer au boulot demain ! »
F.V. : les gens ne se font pas confiance à eux-mêmes pour dormir ?
J.C. : Ils font beaucoup trop confiance à ce qui les entoure, aux promesses du commerce, « le matelas qui fait ci », « l’oreiller qui fait ça », « un tel leur a dit que », et si c’est le kiné qui l’a dit, alors c’est gravé dans le marbre, ce en quoi ils ont tort. Quand nous recevons quelqu’un ici qui nous sollicite en oreiller, nous lui mettons sous la tête un instrument qui présentent les propriétés mécaniques souhaitées, dans le format approprié, et ensuite nous demandons aux gens de se laisser guider par leur instinct.
D’ailleurs leur instinct parle sous nos yeux, nous voyons si leur corps se détend ou se contracte, si leurs gestes se font rares ou se multiplient au contraire en secours autour de l’oreiller, si l’expression du visage se détend ou pas, si les yeux se ferment…
F.V. : revenir aux fondamentaux en quelque sorte…
J.C. : Ce qu’on n’aurait jamais dû cesser de faire. Notre civilisation est une vaste entreprise de marchandisation, où chacun ne s’en remet plus à ses perceptions intimes, sensorielles, instinctives, mais à un discours uniforme, unique, unijambiste. Notre esprit n’est pas logé dans un corps en location longue durée, nous ne faisons qu’un jusqu’au bout de nos ongles, il nous faut nous reconsidérer dans l’entièreté de ce que nous sommes et nous réapproprier nos sens, animal fragile que nous sommes. En sophrologie, on parle de “Présence au corps”, de “Présence à soi-même”.
À la clef, il y a la récupération, le vrai sommeil et le relâchement musculaire. Retenons bien ces deux derniers mots, car c’est une quête essentielle pour chacun d’entre nous, et elle passe par un rituel de sommeil bien précis, qui nous est propre, que nous devons cultiver en pleine conscience, avec comme outil principal un oreiller, qui est presque aussi unique sur terre que l’est notre visage, notre être, à notre image…